
Photo: Académie suisse des sciences, 15 novembre 2024
«Depuis un an, je suivais les recherches de l’expédition GreenFjord de l’EPFL et de l’Institut polaire suisse. Ce projet avait pour particularité de briser les silos traditionnels des sciences naturelles, en incluant pour la première fois la perspective des communautés Inuit. Ma collègue Aurélie Coulon s’y intéressait aussi. À nous deux, il a été possible d’envisager un reportage plus vaste et de lancer une démarche de recherche de fonds pour couvrir nos frais sur place», détaille Rachel Barbara Häubi de retour de son expédition au Groenland. Ces reportages, publiés dans Heidi.news et Le Temps, ont bénéficié du soutien des bourses JournaFonds (dont impressum est co-fondatrice), Jordi, des Académies suisses des sciences et de la fondation Gerbert Ruf.
«Nous sommes très reconnaissantes pour ce soutien, sans lequel ce projet n’aurait pas pu voir le jour», dit-elle. Selon elle, la collaboration avec d’autres collègues, dont Kylian Marcos, journaliste spécialisé en nouveaux formats au Temps, a été un réel soutien. «On souhaitait produire un récit multimédia, innovant et intéractif, notamment en développant un outil de ‘scrolly-telling’. J’ai eu la chance d’être sur place au Groenland, mais le travail d’équipe avec celles et ceux qui sont resté·e·s à la rédaction a été précieux.»
Le résultat de cette collaboration, de l’énergie investie et du regard aiguisé porté sur les défis scientifiques liés au dérèglement climatique est salué, et même primé par les Académies suisses des sciences avec le prix MultiMédia - le premier en ce genre, discerné le 15 novembre dernier.
Mais l’excellence de ce travail trouve son origine aussi ailleurs, peut-être dans le parcours atypique et engagé de Rachel Barbara Häubi. Durant ses études en géographie, elle a vécu pendant plus d’un an en Australie, où elle a notamment travaillé aux côtés de communautés aborigènes. De retour en Suisse, elle obtient la bourse Jordi en 2021 pour effectuer une immersion de deux mois dans l’Arctique norvégien, auprès des éleveurs de rennes samis, dans le cadre de son travail de Master à l’Académie du journalisme et des médias.
L’année suivante, elle se rend en Alaska. «J’ai voulu comprendre quelles perspectives passent entre les mailles du filet médiatique quand on couvre des enjeux environnementaux à distance. Sur le terrain, on découvre souvent des récits plus nuancés et inattendus. Par exemple, de nombreuses communautés autochtones du Grand Nord, comme les Samis, sont moins préoccupées par le réchauffement climatique que par les projets de développements dits “verts” - comme l’ouverture de mines pour la transition énergétique - qui empiètent sur leur territoire.»
L’excellence journalistique prend donc parfois racine dans l’expérience du terrain. «Mais aussi en trouvant les bons formats: il y a une urgence à parler de certaines réalités complexes sans effrayer le lectorat, d’où l’utilité du multimédia pour que le journalisme scientifique soit plus accessible, intéractif et constructif.» En plus de l’accessibilité, Rachel Barbara Häubi insiste sur la vision critique que doit porter le journalisme, notamment sur la science et ses méthodes. «Rendre cette science accessible au plus grand nombre, savoir la contextualiser mais aussi la questionner n’a jamais été aussi crucial», souligne-t-elle en insistant sur le fait que les milieux académiques - mais aussi politiques - doivent être challengés par les regards et les questionnements de la société civile.
Remuer ciel et terre pour obtenir les financements afin d’avoir les moyens de produire un «journalisme de qualité» n’est pas un modèle économique durable, la lauréate en a conscience. «Tous les acteurs de la branche sont sous pression. Des journalistes d’exception désertent la profession, dépités. Un nouveau modèle économique est sans doute nécessaire; un modèle durable et garant d’indépendance. Pour moi, ce n’est pas le moment de quitter le métier. Le moment est à la solidarité. Les journalistes ne manquent pas d’idées pour réinventer le métier, mais de moyens. Ensemble, il est possible de repenser le paysage médiatique suisse, et de trouver les ressources pour le faire.»
Auteur: Pierre Gumy (impressum)