En prévision du débat sur la modification du Code de procédure civile (CPC) à la faveur de la prochaine session d'été, une alliance exceptionnellement large d'associations et d’entreprises de médias, d'associations de professionnels des médias et d'autres acteurs de la branche s'est formée pour attirer l'attention des parlementaires et du public sur une menace inquiétante planant sur la liberté des médias.
Lors de sa séance du 12 avril, la Commission des affaires juridiques du Conseil des États (CAJ-E) a adopté un amendement lourd de conséquences pour le journalisme de qualité indépendant en Suisse. Lors de l’examen de l’objet 20.026, la Commission a en effet proposé un amendement à l'article 266 lettre a (« Mesures à l’encontre des médias ») pour élargir massivement l’accès aux mesures provisionnelles permettant de s’opposer à la publication ou la diffusion de productions journalistiques. Alors que la loi actuelle ne permet de s’opposer à la publication d’un article ou la diffusion d’une émission que si celle-ci est de nature à « causer un préjudice particulièrement grave », la CAJ-E se propose d’accorder déjà de telles mesures en présence d’un « préjudice grave ».
La suppression de l’adverbe « particulièrement » aurait un impact considérable sur la pratique des tribunaux et entraînerait des conséquences négatives très sérieuses sur la liberté des médias garantie par la Constitution fédérale. Dans une lettre adressée aux membres du Conseil des Etats, L'Alliance invite la chambre haute à refuser l’amendement de la CAJ-E à l’art. 266 lettre a et à suivre la minorité de sa Commission et le Conseil fédéral.
Une nouvelle restriction de la liberté des médias alors que la législation actuelle a fait ses preuves
Aujourd'hui, tout un chacun peut saisir le juge pour s’opposer à la publication d’un contenu rédactionnel s’il est directement concerné par celui-ci. Pour que les tribunaux prononcent des mesures provisionnelles, il faut faire valoir un préjudice qualifié. La formulation en vigueur actuellement a délibérément été retenue par le législateur pour protéger le travail journalistique contre toute interférence excessive et disproportionnée.
Avec l’amendement de la CAJ-E, le seuil permettant d’obtenir le prononcé de mesures provisionnelles de la part du juge serait considérablement abaissé. Dans la pratique, cet amendement condamnerait de manière précipitée des recherches journalistiques critiques, voire impopulaires. Cela frapperait tous les journalistes du pays, en dépit du fait que la liberté des médias constitue une pierre angulaire de la conception suisse de la démocratie.
La modification proposée par la Commission rompt un savant équilibre qui avait, à l’époque, été très soigneusement élaboré par trois groupes d'experts successifs. En outre, l’amendement de la CAJ-E n’a, à aucun moment, été soumis à un examen de l'Administration fédérale, ni à un examen d’experts. Au vu du travail journalistique sérieux qui prévaut en Suisse, il n'y a pourtant aucune raison d’exiger une telle restriction de la liberté des médias : les bases légales existantes fixent déjà des limites claires aux contenus rédactionnels, les personnes s’estimant lésées sont
protégées et peuvent se défendre. Le secteur des médias dispose également de mécanismes d'autorégulation qui fonctionnent et les rédactions procèdent toujours à une pesée des intérêts en jeu (droit du public à l'information, protection de la sphère privée) dans leur travail quotidien.
De coûteuses procédures judiciaires en perspective
Juridiquement, l’amendement proposé par la CAJ-E aurait des conséquences considérables sur la pratique actuelle des tribunaux et entraînerait une augmentation massive des procédures judiciaires, notamment à l’encontre de titres de presse régionaux et locaux. Celles-ci sont souvent coûteuses et nécessitent beaucoup de ressources. Dans les faits, cet amendement ne manquerait pas de provoquer un déséquilibre important entre le demandeur et le défendeur. Pour les petits titres de presse en particulier, de telles procédures représentent souvent un écueil insurmontable. Même si les journalistes obtiennent très souvent gain de cause devant les tribunaux, de telles procédures s’avèrent épuisantes et décourageantes pour les rédactions. A cela s’ajoute que même si un juge autorise en fin de compte la publication du travail journalistique bloqué pendant des mois, voire des années, ce dernier n’est souvent plus actuel, ni pertinent après un tel laps de temps.
Soutenir la version du Conseil fédéral
Le journalisme d'investigation libre, avec sa fonction de chien de garde, est indispensable à toute démocratie, a fortiori dans une démocratie directe comme la nôtre et il convient de ne pas entraver inutilement le travail des professionnels des médias en Suisse.
L’Alliance souscrit en revanche à un autre amendement proposé par le Conseil fédéral à ce même article pour ne pas tenir compte d’une atteinte imminente uniquement, mais également d’une atteinte existante susceptible de causer un préjudice particulièrement grave à un tiers. Cette modification permettrait d’inscrire dans la loi une pratique judiciaire qui existe depuis de nombreuses années maintenant.